La cathédrale et nous

IX

Cet autel et le revêtement du chœur me désolent, dit Marc, heureusement la clôture les masque un peu...

Gilbert l'interrompit

« Le XVIIème siècle n'a rien compris à l'art religieux. »

« J'étais de ton avis – lui répondis-je – avant de connaître Paray-le-Monial. C'est là que pour la première fois j'ai compris l'art religieux du XVIIème et les problèmes qu'il soulève. Au reste voici ce que j'en avais écrit pour une petite revue.

PARAY-LE-MONIAL

A quiconque veut enrichir son sentiment du Catholicisme je conseillerai le pèlerinage de Paray-le-Monial. Dans cette bourgade que j'ose à peine appeler ville, il en rencontrera tous les aspects successifs.

Tiédeur de la chapelle des Visitandines, prie-Dieu et tentures de velours, et tout un  rococo Second Empire qui de prime abord surprend : mais dans ces pénombres que l'abondance des marbres rend comme luisantes, la laideur des ex-voto disparaît : leur abondance même empêche qu'aucun nous frappe, et malgré tous ces ors engloutis (peut-être même à cause d'eux) aidée par les voix mourantes des religieuses, dont le chant nous parvient comme assourdi par des épaisseurs marines, l'âme détache ses amarres.

On sent bien qu'on est ici en un des points vitaux de la chrétienté. Pourtant il ne siérait pas qu'une ferveur impatiente nous mène trop vite en ce centre du pèlerinage... Arrêtons-nous à la Basilique.

Aussi bien est-ce elle que l'on aperçoit la première, de très loin ses trois clochers situent la ville. À travers les quartiers neufs c'est eux qui nous guideront jusqu'aux berges de la Saudre.

La Basilique est un monument très pur de ce style bourguignon dont la majesté est proprement romaine. Monument pour contenir des foules, elle n'assume pas encore le rôle éducateur de la Cathédrale, pourtant, dans l'envolée des voûtes déjà hautes, la clarté des fenêtres abondantes, et une certaine allégresse de la pierre, on l'a pressent. Je ne l'étudiai pas dans ses détails. Je me souviens seulement que m'enchanta la grâce persane des petits portails latéraux ; ils nous montrent tout ce qu'avec le christianisme nous a apporté l'Orient ; grêles colonnes ornementées dont bientôt à Chartres l'Occident apprendra à tirer des âmes.

La plupart des pèlerins vont directement de la basilique au couvent miraculeux. Peut-être même s'égarent-ils dans le clos des chapelains, où, pour paraphraser un mot de Huysmans, dans la hideur des statues le diable trouve sa revanche... il ne faudrait pourtant pas mépriser l'Abbaye.

Haute, simple, droite, elle est l'expression parfaite d'une époque où il semble que le christianisme, au fur et à mesure qu'il perd son caractère social, s'approfondit dans quelques âmes. On ne bâtit plus de cathédrales où abriter tout un peuple, mais quels beaux monuments pour une âme éprise de silence intérieur : ces cloîtres sans ornements dans le jardin desquels on n'a semé que de l'herbe : ces lieux sont compris pour que rien ne vienne la distraire. La banalité même de la façade qu'un passant superficiel prendrait aisément pour une façade de Palais, oppose une barrière aux indiscrétions en même temps qu'elle donne une leçon à quiconque veut développer sa vie spirituelle : elle lui apprend à n'en rien trahir.

Cette abbaye mauriste exprime parfaitement la conception du christianisme que j'oserais appeler « classique ». Peut-être y a-t-il dans la vie de l'Église des sortes de marées, à de certaines heures la grâce s'étend comme en nappe, elle imprègne jusqu'à la vie même des états, puis elle se retire, ou plutôt se condense, dans quelques âmes qu'elle creuse à leur en faire contenir le ciel, pour de nouveau se répandre. C'est un mouvement de contrepoids : à chaque fois qu'une forme du christianisme revêt un caractère excessif, les meilleurs d'entre nous s'en détachent et agissent en sens opposé – la décadence du Moyen-Age conduisit à la Contre-Réforme, c'est en réaction contre le caractère exclusivement  cultuel qu'à la suite du XVIIème siècle a revêtu le catholicisme que nous marchons vers un christianisme social à la manière du Moyen-Age.

C'est peut-être pour cela que nous ne comprenons plus les cloîtres nus... L'Abbaye de Paray-le-Monial n'est même pas à l'abandon : on y a installé une école publique. J'entends encore les cris de la marmaille dans les cloîtres qu'elle couvre de graffiti plus ou moins obscènes. Au reste l'administration les dédaigne autant que le font les gamins. On a bouché des galeries pour y installer une salle de dessin, contre la façade on a adossé les tinettes.

La troisième leçon chrétienne de Paray-le-Monial ne s'adresse qu'à la partie la plus profonde de notre âme ; c'est dans la chapelle, vers laquelle nous reviendrons qu'on la reçoit. Cet espace restreint et clos, ces pénombres dont le brasillement des cierges ne fait qu'accentuer l'obscurité, le ressac monotone des litanies et tout ce qu'un tel lieu renferme d'insolite nous sépare admirablement du monde. Voici vraiment le lieu d'Amour où s'est révélé l'Amour – et la Phrase pénètre en nous jusqu'à l'évidence : « Voici ce Cœur qui a tant aimé les hommes ».

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Ce qui me frappe dans ton récit, me dit Vitalis, dès que j'eus cessé de lire – c'est le passage sur l'évolution du christianisme. Il vaut rejoindre ma chère utopie du Moyen-Age. »

« Aux yeux de la plupart des catholiques le christianisme n'est plus rien qu'une religion, ou, pour être plus précis, qu'un rite. Non pas qu'ils n'y voient absolument qu'un ensemble de formules et de pratiques, - il y a parmi eux des âmes hautes, - mais ils le restreignent à cette partie de lui-même qui est plus spécialement la prière. De leur vie ils ont fait deux parts – la vie spirituelle qu'ils consentent à régler selon les principes du Maître – et la vie, la vie tout court – qu'ils régleront selon leurs propres principes. Entendez-les se justifier en de subtiles distinctions entre le spirituel et le temporel.  « Je veux bien autant de prêtres que l'on voudra – disent-ils – s'ils ne sortent pas de leur église. » Qu'il puisse exister une manière chrétienne de gouverner l'État, de régler les conflits ouvriers ou de mener leur usine, c'est une question qu'ils ne se posent pas.

Cette erreur se comprend encore chez un protestant et le Protestantisme, détachant exagérément l'âme du corps, faisant de la vie religieuse une expérience individuelle, se satisfait d'une pareille distinction ; mais pour être un catholique il ne suffit pas de pratiquer sa religion, il faut la vivre. Catholique ne veut pas seulement dire de tous les pays ou de tous les temps, mais encore de toutes les circonstances et de toutes les rencontres.

Cette part de leur vie que les chrétiens dérobent au christianisme, ils demanderont à n'importe quelle philosophie de l'orienter. Les idéologies les plus orgueilleuses dans le domaine social ou national ne les effraient pas. Singulier succès de certains penseurs ! Qu'à un moment toute une partie de l'Église ait pu chercher des directives chez un Maurras, voilà vraiment qui vraiment peut surprendre, mais ce qui surprend encore plus, c'est qu'on ait si peu compris la nécessité de condamner des chrétiens qui se réclamaient d'autres pensées que la pensée chrétienne.

Pourtant, quelle aventure passionnante il y aurait pour un homme jeune à vivre intégralement son christianisme... Comme d'autres s'amusent à trouver dans les événements un caractère Barresien ou hellénique, il y rechercherait un caractère chrétien. Merveilleuse expérience ! Pourquoi ne se passionne-t-on pas pour la personne du Fils de l'Homme, pour le Christ Penseur comme on se passionne pour le Maître qui vous découvre les horizons de la vie. On va sur la tombe de Josselin suivre les étapes de la pensée... d'un Lamartine ! - que ne va-t-on de pèlerinage s'émouvoir sur l'évolution prodigieuse du Catholicisme.

Ce christianisme intégral le Moyen-Age l'a vécu. Oublieux de l'antiquité et ne conservant des philosophies païennes que ce qui pouvait étayer les doctrines, il ne courait aucun danger d'être distrait. À ce moment on règle toute la vie selon les préceptes du Christ, depuis le repas que le Bénédicité sanctifie jusqu'aux traités internationaux que l'on signe « pour l'amour de Dieu et de sa Très Sainte Trinité ». Comme le dit admirablement Germain Bazin, le Moyen-Age a vécu dans une « Normalité surnaturelle » et par là je n'entends pas seulement qu'il ne s'est pas effrayé des miracles les plus extravagants, ni que familiarisant avec les saints, il ait eu, selon le mot de Saint Paul « sa conversation dans les Cieux » ! Je veux dire aussi et surtout qu'il n'est pas une part de lui-même qu'il ait négligé de voir selon le plan de Dieu.

Alain

Cette normalité surnaturelle qui est l'âme même du Moyen-Age, dans la grande évolution qui nous ramène vers cette époque, n'allons-nous pas la retrouver ?

Marc

Il y a déjà un obstacle de moins. On a rejeté ce que volontiers j’appellerais le dogme de l'explicabilité absolue des événements, ou si vous préférez, le scientisme. Rien n'était plus opposé à l'esprit du Moyen-Age que cette croyance (je dirai même cette foi) en la science. Elle ne survit plus que chez quelques instituteurs primaires. À vouloir expliquer par la science le domaine des causes premières qui lui est étranger, on nous a fait douter de sa valeur dans son propre domaine.

Gilbert l'interrompant.

Les sectateurs de la science viennent de tenter une sortie vigoureuse avec le dernier discours du recteur Charlety.

Marc

Ces thuriféraires posthumes me font l'effet de fossoyeurs, que peut le plaidoyer d'un vieil universitaire contre le dégoût de toute une jeunesse.

Vitalis

Sans doute devons-nous enregistrer le déclin du scientisme. J'enregistrerais volontiers aussi le renouveau du sentiment du mystère dans l'art. Il apparaît toujours à la transition des âges que pour notre commodité j'appellerai classiques et des Moyen-Ages... Mais ce n'est pas de cela que tout à l'heure Alain voulait parler.

Il voulait parler de la pénétration du christianisme dans la vie : le christianisme évolue à l'heure actuelle dans un sens effectivement social ; et qu'on ne prenne pas cela en mauvaise part... en réaction contre le christianisme cultuel auquel avait abouti la contre-réforme, il quitte le domaine supra-intellectuel dans lequel il s'était réfugié, pour se répandre dans les masses et marquer de son empreinte les problèmes qui les intéressent. Autrefois, dans une association comme l'Association Catholique de la Jeunesse française, on s'essayait à approfondir les dogmes, aujourd'hui on y cherche à résoudre sur le plan chrétien les principaux problèmes de l'économie politique et de la vie internationale... c'est symptomatique. Une analyse du contenu des encycliques pontificales viendrait à l'appui de mon affirmation. Au XIXème siècle on a défini des dogmes et éclairci des points de doctrine... l'encyclique Rerum Novarum se détache brusquement, mais elle est comme isolée, elle revêt un caractère prophétique, elle présage les jours qui viendront : les chrétiens ne sont pas encore murs pour la comprendre. Qu'on rapproche de ces textes que je viens de citer ceux qui émanent du dernier Souverain Pontife. Ceux-là étaient essentiellement spéculatifs. Ceux-ci sont tournés vers les faits. L'acte capital, qui apparaîtra aux historiens comme le centre du Pontificat de Pie XI est l'encyclique Quadragesimo anno. C'est autour de lui qu'actuellement se concentre la vie de l'Église et que contient ce texte ? Une définition de sa doctrine sociale...

Nous décidâmes de sortir. Peu à peu l'obscurité avait envahi toute l'église. Ce n'était plus la maison de Dieu. Nous demeurions, baignés de crépuscule verdâtre au fond, nous semblait-il, d'immenses grottes. Les vitraux luisaient entre deux eaux, comme des algues... Quels étaient ces lieux insolites ? Heure étrange où nous errions dépaysés parmi des magnificences familières !